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Introduction
La République Galactique avait toujours été curieuse de ce qui pouvait se produire au-delà de ses frontières. Sans jamais véritablement s'en donner les moyens. Plusieurs missions d'exploration furent bien envoyées. Mais sans grand succès. Ni grande conviction. Sans doute en raison des conflits réguliers qui la minaient de l'intérieur.
Néanmoins, en dehors de l'espace républicain, d'autres civilisations s'étaient développées. Dans les Régions Inconnues, les humanoïdes Chiss, organisés autour de leur planète-capitale Csilla, ne furent découverts que très tard. Tout comme les reptiliens Ssi-Ruuk de Lwhekk. Ou encore les humains du Secteur Ascential.

Séparés de la République par une multitude de mondes inhabités, ils semblaient ignorer l'existence de leur puissante voisine. Pourtant, le Secteur Ascential regroupait une population évaluée à quarante-cinq milliards d'individus, répartie sur un bon millier de mondes. En effet, à l'exception de quelques planètes plus peuplées, ils vivaient souvent dans de petites colonies ne dépassant pas les dix mille habitants. Héritage probable de leur soif d'indépendance et de leur nature belliqueuse.

Car ils passaient le plus clair de leur temps dans des guerres internes pour la direction du secteur. Durant des siècles, Ascents et Tials se livrèrent un combat sans merci. Et le point terminal de ces luttes se situa au confluent des deux principaux groupes : le Système Varpost. Une ultime tentative de conciliation aboutit à une découpe des territoires entre les deux factions : Varkren pour les Tials, Carpostia pour les Ascents et Brionéra dirigée par un conseil mixte de dix membres. Mais une pareille solution ne pouvait être que temporaire. Et en ces temps troublés, un nouveau médiateur inattendu n'allait pas tarder à apparaître...
Au commencement
An -938 av. BY.
Carpitia, ville principale de Carpostia, capitale du territoire ascent.

- Oui, mettez-le là. Et faites attention, il semble suffisamment mal en point. Inutile d'en rajouter.
Les deux infirmiers posèrent la civière à l'endroit indiqué par le médecin militaire et signèrent les documents d'admission à l'infirmerie du "colis".
- Aucune autre victime ? demanda le docteur
- Trois morts sur les lieux, répondit l'un des infirmiers. Quelques entailles légères à soigner sur place. Et celui-ci qui ne passera sûrement pas la nuit. La mauvaise manipulation d'une pièce d'artillerie, ça ne pardonne pas.
- Merci, messieurs. Je vais voir ce que je peux faire pour lui.
Et l'étudiante en chirurgie militaire se pencha pour examiner le blessé inconscient. C'était un jeune homme châtain clair d'une vingtaine d'années. Plutôt grand et bien bâti. Et pas mal abîmé par l'explosion. Il avait de multiples coupures sur le visage et les bras, ainsi qu'une plaie ouverte sur le torse. Blessure sérieuse, mais pas mortelle. Non, ce qui inquiétait tant la jeune femme, comme les infirmiers auparavant, c'était la lésion qu'il avait à la jambe et qui lui avait fait perdre beaucoup de sang. Elle demanda à un des assistants de nettoyer les différentes entailles de tous les petits éclats métalliques qui avaient pu s'y loger pendant qu'elle tentait de stopper l'hémorragie.

CRP-A46983OE. Valan Aigloni, tel était le nom de ce patient. Son premier vrai patient de chirurgie. Une fois stabilisé, elle avait consulté son dossier dans les registres de la base à partir de la plaque d'immatriculation qu'il avait autour du cou. Un élève officier de l'artillerie très prometteur. Dont la carrière risquait d'être brisée par l'erreur d'un autre. Car, dès son arrivée à l'infirmerie, le chirurgien en chef avait décidé l'amputation. Il avait estimé que la blessure était trop grave et qu'il valait mieux renvoyer ce garçon à ses foyers avec une pension d'invalidité. Mais elle s'y était opposé, accusant son supérieur de choisir la solution de facilité pour être débarrassé plus vite. Parce qu'elle était convaincue qu'elle pouvait sauver sa jambe. Le vieux chef de service l'avait alors laissée prendre sa décision avec cet avertissement "S'il meure, vous devrez en répondre! Et pas seulement devant moi!" Malgré cette menace, elle l'avait opéré à deux reprises. Une première fois pour retirer les corps étrangers et les chairs malades. Et une seconde pour consolider les os brisés et remplacer les éléments détruits. Puis, elle avait veillé plusieurs heures au chevet du blessé, attendant qu'il se réveille. En vain.

Lorsqu'il ouvrit enfin les yeux quelques jours plus tard, Valan ne vit qu'un environnement blanc complètement flou. Quand il essaya de se lever, son corps le rappela à l'ordre. Tous ses muscles étaient douloureux, son corps était comme déchiré. Il passa ses mains sur son visage et y sentit que des bandages. L'inquiétude monta en lui. Où pouvait-il être ? Que lui était-il arrivé ? Il ne se souvenait pas. Un exercice sur le terrain d'entraînement. Puis, plus rien. Il avait la bouche sèche, mais il fut incapable d'articuler un son compréhensible pour qu'on lui apporte à boire. Il se mit à agiter les bras tout en poussant des grognements pour que quelqu'un vienne à son secours. Peu lui importait la douleur, il voulait qu'on le sorte de là. Et pendant un temps qui lui parut infini, personne ne vint. Puis, le flou s'obscurcit et il lui sembla qu'on parlait à côté de lui, mais tout lui était indistinct. Il cessa alors de hurler et agita la tête pour comprendre d'où cela provenait. Et petit à petit, il put saisir le message : "Calmez-vous, Valan. Vous êtes en sécurité à l'infirmerie. Je vais m'occuper de vous et tout ira bien." Apaisé, il se détendit et se rendormit.

Une heure plus tard, le jeune homme se réveilla de nouveau. Et cette fois-ci, le décor lui parut plus normal et net. Il voyait clairement les pansements sur ses bras, les barreaux du lit, l'appareillage médical et surtout la jolie jeune femme en uniforme des Services de Santé qui lui souriait. Un instant, Valan se demanda s'il ne rêvait pas. Si ce merveilleux docteur aux longs cheveux dorés n'était pas un tour joué par son esprit. D'autant plus qu'il avait cette étrange sensation de flottement. Mais la jeune femme lui prit la main et lui demanda doucement comment il se sentait. De sa voix enroué, il parvint à lui répondre un "mieux". Elle lui passa alors tendrement la main dans les cheveux et lui dit qu'il ne devait pas s'inquiéter, que ses perceptions sensorielles reviendraient quand l'effet des médicaments s'estomperaient. Puis, elle lui raconta son accident : le mauvais chargement de l'obus, l'explosion de la pièce d'artillerie, les morts, son arrivée grièvement blessé à l'infirmerie et son opération. En l'écoutant, des images lui étaient revenues. Et des cris lui résonnaient dans la tête. Mais la voix du docteur était sereine et réconfortante. Bien sûr, elle l'avait averti qu'il ressentirait bientôt de vives douleurs à la poitrine et à la jambe. Mais il était tiré d'affaire et il se savait dans de bonnes mains.

Le docteur le laissa récupérer encore quelques jours, puis elle établit un programme de rééducation pour son patient. Valan s'y astreignit sans trop se plaindre. Cependant l'impatience se lisait sur son visage. Il avait dû quitter le stage de formation des officiers artilleurs et ne pensait qu'à le réintégrer. En attendant, il était cloué au lit, dans l'incapacité qu'il était de s'appuyer sur sa jambe blessée. Au début, il avait un peu protesté, mais le médecin s'était montrée ferme et il n'avait pas insisté. Tant qu'elle ne serait pas rassurée sur la cicatrisation de ses blessures, il resterait en pension complète à l'infirmerie. Telle était la règle. Et dès qu'elle eut constaté que la guérison était sur la bonne voie, il put sortir et suivre les cours, comme elle le lui avait promis. En veillant toutefois à ne pas forcer et au prix d'une impressionnante armature de soutien pour son genou.

- Non, je ne me joindrai pas à vous pour le dîner, avait-elle dit sèchement quand Valan était entré à l'infirmerie.
Il avait regardé tout autour de lui pour comprendre à qui elle avait bien pu parler. Mais il n'y avait qu'eux deux.
- A vrai dire, je ne comptais pas vous inviter à dîner, je suis de service ce soir, avait-il répondu gêné.
Elle le retourna et le regarda, la bouche ouverte, comme surprise de le voir là.
- Vous m'aviez demandé de passer pour un contrôle de mon genou et une séance d'exercices.
- Oui. Je vous prie de m'excuser pour cet accueil. Je vous avais pris pour quelqu'un d'autre.
- Si vous préférez, je repasserai plus tard...
- Non. Au contraire. Et votre jambe ne guérira pas toute seule. Allez vous installer dans la pièce voisine, j'arrive pour vous ausculter.
Il s'assit donc sur le lit et ôta sa chemise. Elle enfila une paire de gants et s'assit à ses côtés pour examiner sa plaie à l'abdomen. Elle retira doucement le pansement humecté de cicatrisant et contrôla l'évolution de la plaie. Satisfaite, elle passa au genou en démontant l'imposante prothèse avec délicatesse et releva la jambe du pantalon. Et commencèrent alors des exercices de rééducation qui durèrent près d'une heure. Jusqu'à ce qu'on frappa à la porte de l'infirmerie. Le médecin laissa Valan se rhabiller pour aller ouvrir. Et le jeune homme entendit rapidement le ton monter entre le docteur et le nouvel arrivant. Il hésita quelques temps avant de se décider à intervenir. Il boita jusqu'à la porte, apparut dans l'encadrement, sa monstrueuse genouillère à la main et dit d'une voix forte :
- Il me semble que la demoiselle vous a demandé de la laisser en paix, monsieur !
Valan identifia alors l'importun comme étant le Capitaine Freon Varsolino, fils d'un éminent dignitaire de l'organisation ascent. Et il devint tout blanc. L'officier le toisa d'un air narquois et s'en alla en soufflant à l'oreille de la jeune femme :
- Je vous quitte, ma chère. Votre fiancé est un brin jaloux, si vous voulez mon avis.
- Ce n'est pas mon fiancé, mais mon patient. Et apprenez que je me moque éperdument de votre avis.
Une fois que Varsolino fut sorti, Valan s'assit sur le bureau, le souffle court, près de s'évanouir et regarda son médecin d'un air implorant.
- Je n'aurais jamais dû intervenir, lâcha-t-il, dépité.
- Au contraire, je vous suis reconnaissante de vous être interposé. Je ne sais pas de quoi ce fou était capable. Et la prothèse, comme arme, il fallait y penser !
Et ils rirent ensemble de bon c?ur.

Après plusieurs décades de séances de rééducation, Valan eut un dernier rendez-vous à l'infirmerie avant de pouvoir ranger définitivement ses armatures au placard. Comme toujours, son médecin préféré l'attendait, le sourire aux lèvres. Mais cette fois-ci, elle paraissait encore plus excitée que d'habitude. Elle l'ausculta rapidement et lui annonça enfin que son genou était parfaitement opérationnel. Puis, elle lui tendit un document. Valan le prit en mains et le lut avec application et sérieux, hochant régulièrement la tête en direction de la jeune femme comme pour montrer son approbation. Etonnée de le voir mettre tant de temps à déchiffrer les quelques lignes et impatiente d'avoir sa réponse, elle finit par lâcher :
- Alors ? Qu'en pensez-vous ?
- C'est bien !
- C'est bien ? demanda-t-elle surprise de sa réponse. Je voulais plutôt savoir si vous comptiez m'accompagner.
- Vous accompagner ? Où ?
- Ben, au Congrès de Médecine dont vous tenez l'invitation dans la main droite ! Un éminent spécialiste de la chirurgie militaire est intéressé par votre cas et aimerait vous rencontrer.
Valan la regarda, la bouche grande ouverte, durant quelques secondes. Puis il baissa les yeux et se contorsionna les mains. La jeune femme comprit sa gêne :
- Vous n'aviez pas compris parce que ... vous ne savez pas lire, dit-elle en abaissant la voix.
- Non, je ne sais pas lire, s'emporta-t-il brusquement. Et alors ?
- Et alors ? C'est le mal de notre société, Valan. Vous êtes le major de la nouvelle promotion d'officiers artilleurs, l'une des spécialités les plus exigeantes de notre flotte, et vous ne savez pas lire. Pourquoi ? Parce que vous êtes trop idiot ?
Valan ne répondit pas, mais lui lança un regard à faire froid dans le dos.
- Non, vous n'êtes pas idiot, Valan Aigloni. Et je vous interdit même de le croire. Seulement, personne ne s'est donné la peine de vous l'apprendre. Seulement, le Haut Commandement n'a pas jugé qu'il vous était nécessaire de savoir lire pour viser juste.
Le jeune artilleur ne décolérait pas. Sa rage était telle qu'il en tremblait. Mais elle poursuivit :
- Comme il ne jugeait pas nécessaire de vous sauver après votre accident.
- Comment ?
- J'ai pris sur moi de vous reconstruire un genou. Le chirurgien en chef avait décidé de vous amputer et de vous renvoyer chez vous avec une pension.
- Je l'ignorais.
- Ce n'est pas le genre de faits dont il aime se vanter. Etre dépassé par l'un de ses étudiants.
- Je vous remercie... Pour l'opération.
- Il n'y a pas de quoi. J'ai toujours estimé stupide de créer des armes de plus en plus destructrices sans jamais se soucier des moyens pour rétablir les soldats mutilés par ces horreurs. Voilà pourquoi j'ai besoin de votre aide. Que vous témoigniez au Congrès de Médecine. Que votre parcours leur prouve que cela vaut la peine que les médecins se battent pour soigner les blessés.
Elle en avait les larmes aux yeux. Il comprit que cela lui tenait à c?ur. Et jugea qu'il lui devait bien ça.
- Je vous accompagnerai, promit-il.

Juste avant son premier départ avec sa nouvelle affectation, Valan Aigloni décida de faire une dernière visite à l'infirmerie. Il frappa à la porte et entra. Il s'était renseigné sur ses horaires et il avait appris qu'elle était de permanence cet après-midi-là. Il la trouva comme prévu à son bureau, plongée dans ses dossiers. Elle leva la tête et lui sourit :
- Enseigne Valan Aigloni ! Que me vaut l'honneur de votre visite ?
- Il me semble que je vous dois un dîner. Rappelez-vous, j'ai été contraint de décliner votre offre car j'étais de service ce soir-là. Et comme il s'agit de ma dernière soirée à Carpitia avant un bon bout de temps, je souhaiterais régler ma dette avant de partir.
- Admettons. Et quel est le programme ?
- Si je vous le dis, ça ne sera plus une surprise.
- Très bien. Je finis ce que j'ai à faire et je suis à vous.
Elle éteignit sa console et se laissa guider. Il la conduisit sur son nouveau bâtiment, le tout dernier destroyer sorti des chantiers navals de la planète, le Etel Sourco, ainsi nommé en l'honneur du fils aîné de l'empereur ascent. Il profita que le vaisseau soit pratiquement vide à quelques heures du départ pour lui faire faire le tour de son univers : les turbolasers, les lanceurs d'obus, les orifices de maintenance qui longeaient la coque, puis les quartiers d'habitation, la cantine et l'infirmerie. C'était sa façon à lui de la remercier de l'avoir sauvé. Patiente, elle l'écoutait lui expliquer comment il commandait l'orientation des armes à partir de sa console. Puis, ils quittèrent le destroyer pour aller dîner.
Alors qu'elle s'attendait à manger dans l'un des multiples bars qui jalonnaient les enceintes de la base, il l'emmena dans un petit restaurant loin de l'agitation des adieux. Des musiciens jouaient dans un coin de la salle. La table était propre et bien disposée. La vue sur les lumières du spatioport était magnifique. Et la carte donnait l'eau à la bouche. Elle secoua la tête en pensant qu'il allait sûrement y laisser toute son avance de départ, mais elle oublia bien vite en voyant arriver les assiettes largement garnies. Puis, il lui sourit en affirmant qu'il allait déguster ce plat, son dernier steak de carlan avant un bon bout de temps. Après ce plaisant repas, ils se promenèrent un bon moment dans les rues de Carpitia, avant qu'il ne la raccompagne jusqu'à son infirmerie. Il lui présenta ses hommages et s'apprêtait à prendre congé quand elle le retint par la main :
- Pourquoi faites-vous cela ? Vous ne savez même pas comment je m'appelle.
- Bien sûr que si.
Elle le regarda intriguée. Il lui répondit en souriant :
- Depuis ce midi, vous vous appelez Docteur.
La naissance d'une lignée
An -936 av. BY
Carpitia, ville principale de Carpostia, capitale du territoire Ascent.

Seule dans sa chambre attenante à l'infirmerie, Kitten faisait face à un miroir. Elle avait déjà enfilé son impeccable uniforme crème à insignes rouges des Services de Santé de la Flotte et tentait désormais de se coiffer. Elle avait réalisé deux tresses avec ses longs cheveux blonds et essayait désespérément de les grouper en deux chignons dans le cou avant de les attacher sur son front. Mais pour le moment en vain. Elle aurait voulu que tout soit parfait pour son rendez-vous, mais le destin semblait voir les choses autrement. Cette journée était très importante pour elle. Après, elle savait qu'elle ne pourrait plus revenir en arrière.

Son frère aîné était venu la voir à l'infirmerie quelques jours plutôt, sanglé dans son uniforme d'apparat. Il s'était dit inquiet pour elle et avide de nouvelles. Elle l'avait accueilli avec le sourire, heureuse de le revoir après des années. Ils avaient parlé des lieux de leur enfance, de leurs occupations. Puis, très rapidement, il en était venu aux reproches. Sur sa rupture avec la famille. Sur la vie qu'elle menait, indigne de son rang. Sur ce métier dégradant qu'elle pratiquait. Sur ses refus insistants des projets de mariages honnêtes proposés par leur père. C'était bien là, la raison de sa visite : ce n'était pas le frère qui était assis à côté d'elle, mais le servile agent paternel envoyé pour la remettre dans le droit chemin.

Lui, l'héritier de la fortune et des titres des Sourco, il ne pouvait pas comprendre, qu'en tant que douzième enfant et septième fille du souverain de Carpostia, elle n'avait rien à espérer de sa famille. Sauf peut-être un mariage de convenance de seconde zone. Alors que son métier lui offrait la possibilité de choisir son destin. Le ton de la discussion était vite monté. Kitten se refusant toujours à rejoindre la demeure des Sourco pour y présenter ses excuses à leur père, Etel était devenu comme fou et l'avait traitée de tous les noms. Mais elle lui avait tenu tête et avait déclaré que si les siens ne voulaient plus d'elle, ils n'avaient aucune raison de s'inquiéter, que jusqu'ici elle avait parfaitement réussi à vivre sans eux.

Etel était revenu le lendemain accompagné d'un juriste et lui avait présenté un document officiel dans lequel elle déclarait renoncer aux titres et avantages liés à sa condition de membre de la famille régnante de l'Empire Ascent. Kitten avait regardé son frère droit dans les yeux et l'avait signé sans trembler. Puis, elle avait lâché comme un défi "pour le peu que j'aurais eu, de toute façon" avant de les raccompagner à la porte. Cette journée s'était révélée idéale, car après s'être débarrassée définitivement d'une famille trop directive, elle avait appris que la Flotte 3 était annoncée à terre le soir même. Et Valan avec elle.

Depuis qu'elle avait soigné son genou, Valan était venu lui rendre visite après chacun de ses retours de campagne, des souvenirs de ses voyages plein les bras. Et ce jour-là n'avait pas fait exception. Revenu d'une mission de pacification dans le Système Partic, à peine débarqué, il s'était trouvé devant l'infirmerie avec des cadeaux, des pâtisseries et des alcools locaux. Kitten avait sorti des verres et Valan s'était chargé d'ouvrir une des bouteilles. Laquelle avait giclé partout. Malgré le sourire amusé de son hôtesse, le jeune homme s'était senti très mal :
- Ils auraient pu me prévenir qu'il y avait des bulles et que ça risquait d'en mettre partout! J'aurais fait attention avant de l'ouvrir!
- Ce n'est pas grave. Nous allons le boire sur la table avec les gâteaux!
- Moque-toi! Pour les gâteaux, il faudrait encore que j'arrive à les décoller de l'emballage.
- Il semble qu'ils aient fondu.
- Les dieux sont contre moi, Kitten! A croire qu'une force mystique refuse que je ramène un jour des cadeaux consommables.
- Comme tu es le seul à me ramener de pareils présents, loin de moi l'idée d'émettre la moindre critique.
- Et je re-décore chez toi pour le même prix.
Et ils s'étaient mis à rire aux éclats.

Timide et un peu maladroit, le jeune homme était devenu au fil du temps un ami précieux, même si elle ne le voyait qu'une dizaine de jours par-ci, une quinzaine par-là. Il était là, sans jamais rien attendre d'elle, sans jamais rien lui demander. Valan ne lui avait jamais posé de questions sur sa famille. Certainement parce qu'il n'en avait pas. Il n'avait connu ni son père, ni sa mère et avait grandi dans un foyer pour enfants abandonnés. Il avait été nommé Aigloni, en hommage à un rapace de Partic II, par un surveillant amateur d'oiseaux. Et avait reçu le prénom de Valan parce qu'il était né l'année des V. Comme il ne parlait jamais de son enfance, il ne s'attendait pas à ce qu'elle le fasse de son côté. Et elle, ça l'arrangeait bien. Ils passaient de bons moments ensemble et c'était suffisant. Elle lui avait appris à lire. Il l'emmenait voir des holodrames dans la salle de projection de la base. Enfin, le plus souvent, elle regardait et il s'endormait.

A chacune de ces visites, la même question revenait toujours : quand allait-il repartir? Comme artilleur, il commençait à se faire une solide réputation et était très demandé. Les capitaines les plus renommés le réclamaient à leurs bords. Et comme il n'avait pas d'attache particulière à terre, il s'engageait à gauche et à droite, au gré des missions. Mais cette vie était épuisante et Valan avait ressenti peu à peu le besoin de se poser. Et à quoi pouvait lui servir de gagner tant d'argent s'il n'avait jamais le temps de le dépenser. Un jour, elle lui avait demandé si ses missions lui rapportaient réellement beaucoup. Ce à quoi il avait répondu qu'aux dires de son canonnier principal la somme était suffisante pour prendre épouse.

Pour sa coiffure, Kitten finit par laisser tomber. Elle se redressa, souffla un bon coup et eut enfin le courage de se lever. Elle traversa la cour secondaire de la base et se rendit dans la grande salle des équipages où les soldats venaient habituellement signer leur engagement et toucher leurs paies. Un officier du personnel se tenait debout derrière un pupitre. A ses côtés, Valan était droit comme un i. Il avait revêtu son plus bel uniforme et la barbe qu'il portait désormais pour masquer les cicatrices sur son visage était bien taillée. Lorsqu'il la vit entrer, il lui sourit et l'air sembla de nouveau affluer dans ses poumons. Derrière lui, deux amis, Aeron Trengani et Calmia Borodino se levèrent.
L'officier du personnel commença alors la lecture des articles de loi relatifs aux devoirs respectifs des époux, puis demanda à chacun d'apporter sa marque sur l'acte officiel en précisant qu'à défaut de signature, une croix serait suffisante. Sur le document dépourvu de noms, Kitten inscrit donc un grigri sous son matricule, puis l'officier d'état civil déclara qu'au nom de l'Empereur souverain de l'Empire Ascent, Jertel Sourco, ils étaient désormais légalement marier.
Valan prit ses mains dans les siennes et l'embrassa sur le front. Puis, il défit les accroches sur son front affirmant que ses longs cheveux blonds étaient plus beaux lâchés. Et il la serra très fort contre lui. Et à cet instant, Kitten eut la certitude qu'elle avait fait le bon choix.
La vie en famille
An -930 av. BY
Carpitia, ville principale de Carpostia, capitale du territoire Ascent.

Quelqu'un frappa à la porte de l'infirmerie. Kitten alla ouvrir et, médusée, tomba nez à nez avec son mari. Elle lui sauta dans les bras et l'embrassa langoureusement.
- Je ne t'attendais pas avant demain, lui dit-elle, ravie de le retrouver enfin.
- J'avais tellement hâte de débarquer. J'ai tout laissé à mon second. J'irai jeter un coup d'oeil ce soir pour voir s'il n'a pas mis trop de bazar à bord.
- Tu ne peux pas imaginer comme tu m'as manqué, Valan, soupira-t-elle.
- Que tu crois !
Et ils s'embrassèrent de nouveau. Puis, un jeune homme en uniforme des infirmiers des Services de Santé arriva dans leur dos.
- Valan, je te présente mon nouveau collègue, Arvan Borodino, le frère cadet de Calmia.
- Vous êtes Valan Aigloni ? L'artilleur ? demanda-t-il, les yeux écarquillés.
- Ouep ! L'artilleur, c'est mon deuxième prénom !
- C'est un honneur pour moi de rencontrer un héros tel que vous, monsieur !
- Si vous permettez, Arvan, je vais passer l'idole à la désinfection, lui répondit-elle en le poussant vers l'annexe de l'infirmerie. La dernière fois, il m'a ramené des poux...
- Une fois ! contesta-t-il.
- Oui, mais il m'a fallu un mois entier pour en débarrasser Traeger! Alors, à la douche!
Pendant qu'elle lui coupait les cheveux, Kitten raconta à Valan les dernières nouvelles. La mort du vieil empereur et le sacre de son fils Etel. Ou encore la naissance d'une troisième fille chez leurs amis Calmia et Aeron. Mais la seule chose qui semblait intéresser Valan, c'était leur fils Traeger. La chute de sa première dent de lait, sa croissance, son bon appétit, le nom de ses copains. Pour lui, les affaires du monde passaient bien après. Une fois qu'elle eut la certitude qu'il n'était pas porteur de maladies contagieuses, Kitten autorisa Valan à quitter l'infirmerie pour aller chercher le petit garçon et lui promit de se libérer au plus tôt.

Comme il n'avait pas connu ses parents, Valan s'était mis en devoir de devenir le père idéal pour son fils. Lorsqu'il avait appris la grossesse de sa femme, il avait fait des pieds et des mains pour obtenir des autorités militaires un logement avec deux chambres. Puis, il s'était arrangé pour être au côté de Kitten pour la naissance de l'enfant. Et une fois que le petit Traeger fut né, il participa à tout sans jamais se plaindre : couches sales, biberons, réveils nocturnes ou poussées de dents. Avant de se transformer, à mesure de la croissance du garçonnet, en conteur d'histoire, chasseur de monstres et compagnon de jeux.
Lorsqu'elle rentra de l'infirmerie ce soir-là, Kitten trouva Traeger en pyjama, prêt à être couché. Il était étendu dans son lit et écoutait l'histoire du Pilote qui voulait visiter tout l'univers. Le petit garçon était attentif et serrait contre son coeur le dernier cadeau de son père, une réplique métallique du Pacificateur, le navire-amiral sur lequel il était affecté. Exceptionnellement, Valan ne s'était pas endormi dans le lit de son fils et ce fut à regret que Traeger le laissa partir à la fin de l'histoire.

Le lendemain de son retour, Valan décida d'emmener les siens en pique-nique au parc de la capitale carpostienne, en bordure de la base militaire. En chemin, il présenta avec fierté sa petite famille à tous les collègues du Pacificateur qu'il croisa. Puis, ils mangèrent autour du lac artificiel où Traeger s'amusa à nourrir, puis à chasser les animaux. Une fois que les adultes eurent fini leur repas, Valan se leva et alla rejoindre son fils pour jouer. Kitten resta seule pour garder les affaires et, loin de s'en plaindre, sortit quelque chose à lire pour s'occuper. La jeune femme savait bien que toutes ses amies étaient follement jalouses d'elle : un métier, un seul enfant à surveiller et un mari toujours prêt à aider. Cela leur paraissait trop idéal et elles ne rataient jamais une occasion de dire que si Kitten avait mis au monde une fille, les choses auraient sûrement été bien différentes. De leur côté, Valan et Traeger ne s'en soucièrent pas et passèrent leur après-midi à courir, sauter et rire. Alors que la nuit commençait à tomber, Valan retourna auprès de son épouse, leur fils exténué mais heureux sur les épaules.
Sur le chemin du retour, les Aigloni croisèrent Calmia et ses filles dans leur promenade quotidienne. Leur amie paraissait très fatiguée et demanda, presque en sanglots, à Kitten si elle pouvait garder Estrildis lorsqu'elle conduirait les deux plus jeunes à la visite médicale. Kitten qui était de service ce jour-là se retourna vers Valan. Calmia le regarda d'un air inquiet, auquel il ne fit pas attention et répondit simplement « Sans problème. Mais, il fait quoi Aeron ? ».

Une dizaine de jours après son retour chez lui, Valan fut convoqué au Bureau des Equipages pour la réunion de fin de mission. Ce rassemblement de l'ensemble du personnel d'un bâtiment avait pour vocation de valider les objectifs de la campagne achevée et d'annoncer les dates d'inscription pour l'expédition suivante. Mais, pour les hommes, cette grande messe était surtout synonyme de paie et de promotion. Pour l'occasion, l'Artilleur Tribord en chef Aigloni avait revêtu l'uniforme de protocole qui faisait tant rire son fils. Il alla s'asseoir dans les premiers rangs, ceux réservés aux officiers et y retrouva Aeron Trengani, son ami commandant en second dans l'un des escadrons du navire-amiral. Comme à son habitude, le pilote était avachi sur sa chaise, sa tenue ajustée à la va-vite. Il l'avisa d'une nouvelle surprenante :
- Il paraît qu'ils ont dépêché le Général Centorino en personne. Ils doivent avoir une bombe à annoncer.
- Et des rumeurs ont transpiré ?
- Rien du tout. J'ai jamais vu ça !
Les hommes arrivaient petit à petit, certains accompagnés d'un père, d'une épouse ou d'un fils. La salle se remplit et la pression commença à monter. L'équipage était probablement au complet et les officiers de passerelle ne se montraient toujours pas. Dans les rangs, les chuchotements se firent de plus en plus forts et la voix de certains agitateurs se fit entendre. Dans un premier temps, personne ne bougea parmi les gradés présents. Le grondement des mécontents continuait à croître. Jusqu'à ce que Valan reconnaisse un de ses subalternes dans le groupe des plus virulents. Sans le lever, ni se retourner, il cria au-dessus de la cohue :
- C'est pas bientôt fini, oui ? Et toi, Valco, assieds-toi et cesse de brayer ! Ca me casse les oreilles !
Comme par enchantement, les agités se calmèrent et les officiers apparurent en file sur l'estrade en bas de l'amphithéâtre. Le Capitaine Provero du Pacificateur s'approcha du dispositif amplificateur de sons et la séance put commencer. Elle débuta par le traditionnel bilan de campagne, rapport d'activités soporifique au possible où le commandant rappelait aux hommes leur mission des derniers mois et les résultats enregistrés. Si cette fastidieuse énumération ne donnait pas d'indication pour les futures primes et nominations, personne dans l'assemblée n'y aurait jamais prêté l'oreille et tout le monde aurait sombré dans un état de sommeil profond. Puis vint le temps des notifications des primes de mérite par spécialité, le moment que chacun attendait avec impatience. Comme toujours, ces annonces étaient source de désordre entre les satisfaits et les déçus. Et parmi les heureux, les pilotes n'étaient certainement pas les plus discrets. Ensuite, ce fut l'heure des promotions. Valan qui n'attendait rien de particulier écoutait distraitement. Même lorsqu'il entendit le nom de son domaine, il ne s'en soucia pas plus que ça. Il ne réalisa que son nom avait été cité pour le poste d'artilleur de passerelle qu'au moment où Aeron le félicita. Ayant terminé son élocution, le capitaine du Pacificateur laissa sa place au Général Centorino et l'éminent membre de l'Etat-Major entama son discours :
- Il va de soi que les-dites nominations ne pourront être effectives qu'à partir de la prochaine campagne du Pacificateur. Elle débutera dans trois mois.
Les hommes se regardèrent, pensant avoir été trahis par leur ouïe. Le général poursuivit :
- La visite de routine à bord a révélé une avarie sévère et inattendue. La maintenance décennale originellement prévue l'année prochaine a été avancée d'un an. Le bâtiment est immobilisé en cale sèche pour quatre-vingt-dix jours.
La clameur s'éleva d'un coup. Un grondement sourd descendit des gradins. Pour tous ces hommes, cette nouvelle était une catastrophe : à terre, ils étaient payés à demi-solde. Un tel traitement pendant trois mois en mettrait plus d'un dans l'embarras. Certains commencèrent à devenir violents. Aux côtés de Valan, Aeron s'était fermé. Il allait devoir prendre une décision difficile car s'occuper de sa famille avec une paie diminuée risquait d'être problématique. Avec le bruit, le général finit son intervention tant bien que mal. Tous les officiers de passerelle quittèrent le Bureau des Equipages rapidement pour éviter les représailles. Alors que les hommes s'en allèrent échauffés, Centorino resta en place. Lorsque Valan et Aeron se levèrent, il leur fit signe de s'approcher. Les deux soldats se regardèrent et décidèrent d'un commun accord de répondre à l'invitation :
- Messieurs Aigloni et Trengani. Deux de nos éléments les plus prometteurs.
- Général, répondirent-ils en choeur.
- Je sais que ce ne sera pas évident, mais je vous conseille à tous deux de rester sur le Pacificateur. Surtout que les derniers événements vont ouvrir de nouvelles perspectives. En particulier pour vous, Valan. Votre réputation est connue de tous, c'est pourquoi j'ai une proposition à vous faire.
- Moi, Général ?
- Oui, vous ! lui sourit-il. J'ai appris que vous saviez lire et que votre épouse est médecin à la base. L'argent n'est donc pas un facteur limitant pour vous.
- Et qu'attendez-vous de moi, précisément, Général ?
- J'aimerais que vous vous présentiez au concours d'entrée à l'Ecole de Guerre.
- Quoi ? s'exclama Valan.
- Nous savons bien, vous et moi, que ce sont nous, les artilleurs qui bien souvent déterminons l'issue d'une bataille.
Les deux jeunes soldats observèrent leur supérieur, intrigués.
- Je ne suis pas éternel, poursuivit Centorino, et il me faut dès à présent penser à ma succession au Conseil d'Etat-Major. Si le destin ne laissait choisir mon héritier, c'est vous, Aigloni, que je choisirais pour prendre la place réservée à notre spécialité dans cette sage institution.
- Moi ?
- Oui, vous ! Vous êtes jeune, intelligent, expérimenté et raisonnable. C'est déjà bien plus que les trois-quarts des autres candidats. Il existe des cours pour préparer le concours, allez donc y jeter un coup d'?il. Ce serait dommage que ma place revienne à un de ces petits aristocrates parvenus.
Valan, un peu embarassé par une telle sollicitude, se tournait peu à peu vers la sortie, espérant rapidement une occasion de s'éclipser.
- Réfléchissez-y, Aigloni ! Vous avez l'étoffe d'un grand capitaine. Vous êtes celui qui peut nous faire gagner cette guerre.
Aigloni et Trengani prirent congé du général et quittèrent la base à pied. Une fois dans la rue, Valan n'avait qu'une hâte : rentrer au plus vite pour annoncer la nouvelle de sa promotion à sa famille. Mais Aeron ne voyait pas les choses de cette façon. Il souhaitait faire le tour des bars pour fêter l'événement et siffler quelques verres avec les copains. Valan déclina l'invitation en se disant qu'il ne comptait pas boire toute sa prime en une soirée. Il avait d'autres projets en tête pour cet argent.

Le jour dit, la petite Estrildis fut donc déposée par sa mère devant l'appartement des Aigloni, un petit sachet à la main. Pour rassurer son amie anxieuse à l'idée de confier sa fille à Valan, Kitten lui avait affirmé qu'il était parfaitement capable de veiller sur les enfants, mais que, parfois distrait, il lui arrivait d'oublier le goûter. Calmia avait donc pourvu la gamine du nécessaire pour la pause de l'après-midi. Lorsque la fillette se présenta à la porte, Valan et Traeger jouaient aux cartes dans la cuisine. Elle s'installa et la partie reprit à trois. Le jeu dura ainsi jusqu'à l'heure du déjeuner où le père envoya les enfants dans la chambre du garçon le temps qu'il prépare le repas. Traeger présenta à Estrildis son domaine : ses jouets, ses livres et ses maquettes de vaisseaux. Alors qu'ils se représentaient une grande bataille spatiale à l'aide des modèles, la petite fille lança soudain un regard inquiet à son compagnon de jeu :
- Elle rentre pas ta mère ?
- Non. Pas avant ce soir.
- Qui va faire à manger alors ?
- Ben, mon père !
L'inquiétude dans les yeux d'Estrildis s'était muée en véritable angoisse lorsqu'elle avait imaginé son propre père en train de faire la cuisine. Même le calme manifeste de Traeger qui continuait à mimer le combat ne la rassurait pas particulièrement. Après un moment, elle demanda, hésitante :
- Et on mange quoi ?
- Des côtelettes de backrin avec du poujack en stick.
Les enfants reprirent leur représentation avec les miniatures. Ils restèrent un moment ainsi, jusqu'à ce que le petit garçon se retourne vers sa copine, avec une expression gênée :
- Pourquoi tes parents t'ont acheté des petites soeurs ?
- Acheté ?
- C'est au cas où tu meures ?
- Que je meure ?
La petite fille le regarda, surprise. Et ce fut ce moment-là que Valan choisit pour venir chercher les enfants pour le repas. Sur la table de la cuisine, il avait disposé trois assiettes, à l'endroit où ils avaient joué aux cartes dans la matinée. Il avait servi les ronds de viande rosée à côté des bâtonnets d'un légume cru et brun. Estrildis analysa ses aliments comme s'ils étaient suspects : elle les huma, les testa du bout de la fourchette et hésita à les porter à la bouche. Observant ce manège, amusé, le père finit par lui demander si le menu lui plaisait pour essayer de l'inciter à y goûter. Pour ne pas vexer son hôte, la petite fille accepta d'essayer un morceau. Et son visage s'illumina soudainement et elle termina son plat avec avidité. Valan sourit et replongea dans sa propre assiette. Lorsqu'ils eurent tous fini, il fit la vaisselle, puis sortit d'un placard une immense boîte, aussi haute que Traeger auquel il la présenta.

Le petit garçon la regarda un moment, le yeux écarquillés, un sourire béat aux lèvres. Son père lui ébouriffa les cheveux et l'attrapa pour le serrer fort contre lui.
- Tu ne croyais quand même pas que ton père avait oublié les cinq ans de son fils unique ? demanda-t-il.
- T'es pas pressé de savoir ce que c'est ? interrogea Estrildis, sautant d'un pied sur l'autre d'excitation aux côtés de Traeger et prête à parer à toute défaillance dans l'arrachage de papier cadeau.
Plus pondéré, ce dernier entreprit une ouverture méticuleuse et ordonnée de l'énorme paquet et finit par mettre à découvert un présent inattendu. Quatre roues amovibles, un guidon métallique, un châssis effilé de près d'un mètre de long, ce véhicule était le dernier bijou de la technologie enfantine.
- Wouah ! s'écria la fillette. Une motojet à roulettes ! J'espère que j'aurais la même la semaine prochaine !
- Joyeux anniversaire, Traeger !
Le petit garçon se retourna vers son père, interloqué.
- Quoi ? Elle ne te plait pas ? Ce n'est pas ça que tu voulais ?
Très inquiet à l'idée d'avoir déçu son fils, Valan le monta sur le dos de l'engin pour le convaincre. Et dut reconnaître qu'il était un peu grand pour lui.
- Bon, tes pieds touchent pas encore par terre. Mais ce n'est pas grave, dit-il, se voulant rassurant autant pour lui que pour l'enfant. Je te pousserai. On va aller l'essayer dehors, tu verras, tu vas adorer.
Le père prit l'appareil sous son bras et tout le monde se dirigea vers le parc pour le premier essai.

Après plusieurs tentatives assez peu satisfaisantes où Valan avait poussé l'un des deux gamins sur la motojet, chacun leur tour, il décida d'adopter une autre tactique. Il fixa un câble sur le cadre de la machine et laça l'autre extrémité autour de sa taille, et une fois les enfants montés et attachés, il se mit à tracter l'attelage dans tout le parc. La promenade devint soudainement plus intéressante pour les deux passagers, tranquillement assis, qui s'amusèrent énormément. « Plus vite, Papa! » hurlait Traeger au guidon pendant qu'Estrildis riait à l'arrière. Valan passa donc une bonne partie de l'après-midi à courir en tirant le véhicule avant de retourner à la maison.

Lorsque Kitten et Calmia revinrent de la visite médicale, elles n'aperçurent, dans la pièce principale, que deux têtes blondes au pied de l'holoprojecteur neuf et deux grands pieds qui dépassaient du canapé. Pendant que les enfants regardaient un holofilm de Titian, le petit rumton en mangeant le goûter d'Estrildis, Valan s'était endormi, épuisé de ses efforts. Toute excitée et la bouche encore barbouillée, la fillette raconta à sa mère sa passionnante journée. Cette dernière l'écoutait avec des yeux ronds, puis prit sa fille par la main et lança à son amie dédaigneusement « si j'avais su que ça se passerait ainsi » en claquant la porte. Le bruit eut pour effet de réveiller Valan en sursaut. Il jeta un regard circulaire dans la salle et en voyant sa femme et son fils devant l'entrée dit « Calmia est déjà venue chercher la petite » avant de se rendormir. Si Calmia fut très fâchée de la situation, Estrildis lui demanda régulièrement quand elle aurait de nouveau le droit d'aller jouer chez Traeger.

Entre les leçons du Centre de Formation des Equipages et les activités avec son fils, les trois mois à terre passèrent à une vitesse folle pour Valan. Et il fut de nouveau temps d'embarquer. Pour sa promotion, il avait reçu son nouvel uniforme beige d'officier de passerelle ainsi qu'une cantine neuve rouge, plus grande que le modèle standard kaki. Il fit donc ses bagages et enfila sa nouvelle tenue de travail. Il ne cessait de tirer sur le col qui le serrait un peu trop au cou. Observant son manège en riant, Kitten lui assura qu'il était très beau et l'embrassa tendrement sur la joue pour lui donner du courage. Puis, il ferma la malle, chacun des deux prit une poignée et ils descendirent ainsi l'escalier de l'immeuble, Traeger sur les talons.
Dans la rue, un transport logistique de l'armée était stationné. Les hommes allaient un à un y faire enregistrer et monter leurs affaires. En attendant leur tour, les époux Aigloni parlaient de tout et de rien :
- Il paraît qu'à l'Institut Impérial des Nouvelles Technologies, ils travaillent sur des machines pour faire ça, dit Valan.
- Pour inscrire les paquetages ? demanda Kitten.
- Pas seulement. Pour toutes les tâches déplaisantes et répétitives : porter des charges lourdes, préparer les repas ou encore faire le ménage.
- Acheter une machine pour qu'elle fasse les travaux que nous pouvons effectuer nous-mêmes ? Je ne vous vraiment pas l'intérêt ! Et que ferons-nous pendant ce temps-là ? Les regarder ?
- C'est pas faux !
Remarquant la cantine rouge, l'officier logisticien était venu à leur rencontre, son datapad à la main. Les yeux rivés sur son bloc-notes de poche, il s'apprêtait à leur demander les informations nécessaires à l'inscription des bagages de Valan lorsque celui-ci lui indiqua que d'autres attendaient depuis plus longtemps que lui et qu'il n'était pas pressé. Le transporteur retourna à sa place, vexé. Les Aigloni reprirent leur discussion et patientèrent encore un moment avant de se présenter devant un jeune cadet de la flotte, un gamin âgé de seize ans au plus et dont c'était certainement l'une des premières missions. Son collègue plus expérimenté reconnut Valan :
- Vous avez pris du galon, lieutenant, lui dit-il en pointant du doigt la malle rouge.
- Comme vous pouvez le constater, Artan.
- Bon, je ne vais pas vous faire l'insulte de vous expliquer la procédure.
- Non, ça ira ! répondit-il en riant. Matricule CRP-A46983O.
Le préposé consulta son fichier et précisa méthodiquement :
- Lieutenant Aigloni, Valan. Officier artilleur de passerelle sur le Pacificateur.
- Identification confirmée.
- Bien. je vais donc vous demander un signe distinctif pour le registre, ajouta-t-il en lui tendant le datapad.
Valan s'exécuta, son bagage fut pris en charge par deux porteurs et conduit quelques wagons plus loin. Constatant l'air surpris de l'officier, le dénommé Artan lui indiqua que les affaires du personnel de commandement étaient acheminées par un accès spécial et qu'il devrait se présenter à l'autre bout du transport la prochaine fois.
Puis la famille Aigloni au grand complet partit à pied vers la base. Ils s'arrêtèrent au parc pour pique-niquer et jouer une dernière fois avant l'appareillage. Et ce fut rapidement l'heure du départ. Traeger portait avec fierté les effets personnels de son père. Il parada ainsi devant ses parents qui se tenaient amoureusement par la main. Sur le domaine de la base, ils aperçurent l'immense vaisseau sur cale. Les services annexes étaient en train de charger le bâtiment, alors que le personnel montait à bord. Avant de s'engager sur la rame d'accès, Valan embrassa sa femme, puis serra son fils contre lui. Comme avant chaque départ, il lui indiqua qu'il serait l'homme de la maison en son absence et qu'il devait veiller sur sa mère. Il prit alors l'entrée des officiers de passerelle et avant de s'engouffrer par la petite ouverture, il jeta un dernier regard aux siens, accompagné d'un geste de la main.
Traeger se serrait fort contre la jambe de sa mère et retenait difficilement ses sanglots. Kitten regardait fixement la porte par laquelle son mari venait de disparaître. Puis, les écoutilles furent scellées et les pontons mobiles écartés. Quelques minutes plus tard, le régulateur de la base donna l'autorisation de départ et les moteurs atmosphériques furent allumés. L'immense vaisseau quitta finalement le sol et les familles commencèrent à rebrousser chemin pour rentrer vers les quartiers d'habitation. Comme toujours, Traeger et Kitten restèrent jusqu'au bout, blottis l'un contre l'autre, le coeur lourd. Ils ne partirent que lorsque le Pacificateur[i] ne fut plus visible dans la couche nuageuse.

La soirée ne fut pas drôle. Kitten et son fils regardèrent un holofilm et mangèrent sans échanger un mot. Le coeur n'était pas à la fête. Puis ils allèrent se coucher. Après chaque départ de son père, Traeger était exceptionnellement autorisé à dormir avec sa mère. Ce rituel se voulait rassurant pour l'un comme pour l'autre, pour qu'ils réapprennent à ne vivre que tous les deux. Une soirée différente des autres avant que la vie ne reprenne normalement le lendemain matin.
Au petit-déjeuner, les choses étaient rentrées dans l'ordre. Traeger buvait tranquillement son lait de carlan sur la table de la cuisine. Kitten avait remarqué que son fils avait une sagacité rare pour déterminer la source de l'autorité et du pouvoir. Autant en présence de son père, il se montrait indiscipliné et infernal avec elle, autant il était obéissant en son absence. Il avait rapidement compris qu'à l'exception de la charge particulière qu'il lui confiait à chaque départ, tous les autres responsabilités du chef de famille étaient transférées à sa mère et qu'il n'était donc pas raisonnable de la contrarier. Alors il se tenait bien tranquille.
Le sachant intelligent, Kitten avait décidé de pourvoir au mieux à son éducation. Lorsqu'elle en avait la possibilité, elle prenait Traeger avec elle à l'infirmerie. Entre deux patients, elle lui enseignait la lecture, l'écriture et le calcul. Et livré à lui-même dans la grande bibliothèque médicale, il consultait seul les planches d'anatomie et les abaques de prescriptions médicamenteuses à haute voix avec son déchiffrage encore approximatif : « mi-gra-ai-ne, dou-leur de-do-ri-gi-ne va-so-mo-tri-ce ». Ou encore, il jouait au docteur en enfilant la blouse de sa mère et en manipulant ses instruments. Et cela lui plaisait beaucoup, même s'il déclarait à qui voulait bien l'entendre que, lorsqu'il serait grand, il deviendrait comme son père, un grand soldat.

En l'absence de Valan, la vie n'était pas facile pour Kitten. Elle devait s'occuper seule d'un petit garçon de cinq ans, qui sans être turbulent, n'était pas aisé à manoeuvrer. Mais le plus lourd à porter était les messes basses qui l'entouraient. Autant parce qu'elle aimait son métier que pour augmenter les revenus du ménage, elle avait tenu à conserver son poste de médecin à la base principale de Carpitia, ce qui était très mal vu dans un quartier où toutes les épouses de militaires étaient femmes au foyer et en particulier celles des officiers. Pour faire face aux moqueries et se changer la tête, Kitten n'avait que très peu d'échappatoires : son travail et ses amis.
Sa charge de médecin et chirurgien de première urgence lui permettait de voir du monde et de maintenir ses compétences au minimum. Son statut de femme et de mère de famille lui avait interdit les meilleures places et les cas les plus intéressants. Six ans après l'obtention de son diplôme, la réparation du genou de Valan restait l'opération la plus passionnante de sa carrière. Si elle n'éprouvait aucun regret par rapport à ses choix et à son mari, elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle aurait pu faire plus.
Hors de son infirmerie, elle ne voyait que peu de gens avec plaisir et ne comptait que deux réels amis : Calmia et Arvan Borodino. Avec Calmia, elle parlait surtout de la vie quotidienne. Les enfants, leurs vêtements toujours trop petits et leur incroyable créativité en matière de bêtises étaient leurs sujets de prédilection avec la cuisine et la lessive. Puis, elles tremblaient ensemble en se rendant à la base chaque décade pour consulter les nouvelles du tableau des informations. Mais l'épouse d'Aeron était d'un naturel mélancolique, et, dépassée par la vitalité de ses filles, en particulier de son aînée Estrildis, elle était toujours triste et fatiguée.
Alors Kitten se tournait vers Arvan. Le jeune infirmier était toujours joyeux et rien ne semblait pouvoir entamer son enthousiasme. Il trouvait chaque fois un aspect positif aux choses, même les plus sombres. Mais, surtout, il avait un incomparable talent de conteur d'histoire et la moindre rencontre devenait dans sa bouche une véritable épopée. Alors ses virées nocturnes de célibataire revêtait un côté feuilleton digne des plus grandes productions ascents. Ainsi Kitten occupait son temps en l'absence de son mari.

La mission d'apaisement du [i]Pacificateur
sur Brionéra ne se déroulait pas très bien. Même s'il n'était fait état d'aucune perte, les échauffourées étaient nombreux et la planète au bord de l'insurrection. Administrée à part égale par les Ascents et les Tials, tout incident dans la colonie pouvait se transformer en une nouvelle guerre. Alors le désir d'indépendance des Brionérais pour ne plus obéir à l'un et à l'autre des gouvernements inquiétait énormément les deux côtés. Puis l'étincelle tant redoutée se produisit : une patrouille de routine tourna à l'exécution sommaire et l'ambiance électrique en guérilla. Carpostia ne put se voiler la face plus longtemps, les premiers décès furent annoncés à la population et les différentes formations de troupes au sol rappelées en soutien pour une relève anticipée.

Tout particulièrement visé par les rebelles en tant que symbole de l'autorité ascent, le Pacificateur fut de la première vague à être relayée et seulement deux mois après son départ, il ramena les blessés qui pouvaient être transportés. Aussitôt qu'elle eut vent de cette nouvelle de la mise en cale du bâtiment, Kitten but une grande tasse de boisson énergétique : elle savait que les prochaines heures allaient être très occupées. Mais elle avait espoir de voir Valan. Elle savait que, comme toujours, il trouverait un moyen de venir. Et elle avait une grande nouvelle à lui annoncer. Une nouvelle qu'elle était heureuse de ne plus avoir à garder pour elle seule. Elle déposa Traeger chez la voisine avec son goûter et se rendit directement à la base pour préparer la salle d'opérations.
Lorsqu'elle arriva, Arvan consultait déjà les dossiers pour trier les patients. Une fois la sélection effectuée, ils débutèrent les soins, tâchant d'aller des traumatismes les plus graves aux plus anodins. Ils procédèrent ainsi durant plusieurs heures. Pour chaque soldat visité, il fallait le soulager, le soigner, mais aussi lui préparer un ordre d'affectation, soit de nouveaux traitements à l'hôpital militaire, soit du repos à domicile, soit un retour au front. Avec toutes les conséquences que pouvait avoir un tel choix sur la vie de l'homme concerné.
Fatiguée de ses entretiens avec les blessés et lassée de distribuer les billets vers la mort, elle sortit prendre l'air. Deux brancardiers apportaient une nouvelle civière. Encore un autre, pensa-t-elle. Puis, elle remarqua un sourire sur les lèvres de l'un des ambulanciers. Et son visage s'illumina quand elle le reconnut. Valan transporta le blessé jusqu'à l'intérieur et prit sa femme dans ses bras. Ils restèrent ainsi enlacés un bon moment. Kitten n'avait jamais véritablement craint pour la vie de son mari. Elle savait qu'il ne risquait rien tant que le vaisseau-amiral n'était pas gravement endommagé, mais par ces temps agités, le sentir contre elle était rassurant. Ils se promenèrent quelques minutes bras dessus, bras dessous lorsqu'une immense explosion embrasa le ciel.

Traeger n'aimait pas aller chez la voisine, Vela Muler, il préférait largement être gardé par les Trengani et jouer avec Estrildis. Parce que chez elle, il n'avait rien le droit de faire. Ni jouer, ni parler, ni toucher à quoi que ce soit. Depuis qu'il avait donné la réponse à un jeu de culture générale qu'ils regardaient ensemble, elle l'avait exilé dans la cuisine où il devait rester tranquillement assis en attendant que sa mère revienne. Veuve, la vieille femme vivait seule depuis très longtemps et si elle gardait le petit Aigloni, ce n'était ni pour avoir de la compagnie, ni pour le plaisir de voir un enfant s'épanouir, mais uniquement pour le complément non négligeable que cela apportait à sa pension. Lorsqu'il était là, elle ne s'occupait pas du petit garçon et passait le temps comme à son habitude, en regardant des séries à l'eau de rose et des émissions de démonstration d'appareils ménagers sur les fréquences grand public.
Alors qu'il mangeait son goûter, Traeger vit une étrange lumière par la fenêtre, suivie d'un bruit effroyable. Une peur incommensurable lui saisit le coeur. Il alla jusqu'à la lucarne, mais ne put rien distinguer. Il se précipita dans la pièce principale pour voir s'ils en parlaient sur le canal d'informations. Mais la vieille Muler regardait toujours son feuilleton préféré et le disputa en le voyant ainsi débarquer. Elle le traita de petit mal élevé avant de le renvoyer à la cuisine en prétendant que ce qui s'était passé dehors n'avait aucune importance. Il alla se rasseoir et attendit, la tête plongé dans ses bras croisés sur la table. Et finit par s'endormir. Lorsqu'il fut réveillé par les cris de sa nourrice, il faisait nuit et sa mère n'était toujours pas passée le prendre. La voisine lui demanda ce qu'elle pouvait bien faire pour passer si tard et protestait du fait qu'elle était obligée de lui préparer de quoi manger. Elle mangea de la viande et lui donna une bouillie répugnante qui aurait fait honte aux rations militaires. Comme Kitten ne rentrait toujours pas et qu'elle n'avait pas le passe de l'appartement des Aigloni, Vela dut se résoudre à garder le petit chez elle pour la nuit. Tout en préparant un discours incendiaire pour son retour.

Arvan hésitait avant de frapper à la porte. Il avait passé toute la nuit à essayer en vain de soigner des hommes blessés à mort des suites de l'explosion du hangar à chasseurs du Pacificateur. Les experts venus sur les lieux avaient affirmé que tout le monde avait eu de la chance que l'incendie ait été éteint avant qu'il n'atteigne les réservoirs de carburant. On voit pas qu'ils n'ont pas vu tous ces gens mourir ! pensait le jeune infirmier. Dans sa vie, il avait vu des choses pas très jolies, mais cet attentat revendiqué par les Brionérais tutoyait le summum de l'horreur. Le vaisseau-amiral avait été totalement éventré, des mécaniciens étaient morts soufflés par l'explosion ou sévèrement brûlés. Mais ce n'était encore rien comparé à ce qu'il lui restait à faire. Il se décida enfin et dut attendre un temps qui lui parut infini. Lorsque la porte s'ouvrit enfin, il tomba nez à nez avec la vieille Muler qui le foudroya du regard :
- Désolé de vous déranger à cette heure matinale, madame, mais je souhaiterais parler à Traeger.
- Traeger ? Le gamin du toubib ? demanda-t-elle d'un air suspicieux.
- Oui, répondit-il, hésitant. Est-il bien toujours chez vous ?
- Puisque sa mère n'est pas venue le récupérer. D'ailleurs, si vous la voyez, j'aurais bien deux mots à lui dire.
- J'y penserai, madame. J'y penserai.
- Il est dans la cuisine.
- Merci infiniment.
Le petit garçon qui avait reconnu un timbre familier avait déjà passé la tête dans l'encadrement de la porte et une large sourire lui mangeait littéralement le visage. On venait enfin le chercher. Il alla récupérer son pull et se précipita vers Arvan, pressé de quitter cet endroit de malheur. L'infirmier s'accroupit face à l'enfant et le regarda droit dans les yeux. Il ressemblait tellement à ses parents que le jeune homme en eut un serrement au coeur et lui souffla d'une voix enrouée :
- Il faut que je te dise quelque chose, Traeger.

Lorsqu'il avait remarqué que Kitten ne revenait pas, il avait quitté l'infirmerie. Totalement absorbé par son travail, il avait tout juste fait attention au bruit de l'explosion, mais la vision d'horreur qui accompagna sa sortie le ramena à la réalité. Il chercha les Aigloni parmi les sauveteurs qui fouillaient les décombres, mais il tourna de groupe en groupe en vain. Il s'arrêta un instant pour souffler et trouver une nouvelle idée. Et entendit des gémissements étouffés à proximité. En s'approchant, il vit avec effroi Kitten étendue par terre et en sang à quelques mètres de lui. Ecrasée sous une plaque métallique, elle était dans l'incapacité totale de bouger et appelait Valan entre deux plaintes. Manifestement, l'absence de son mari l'inquiétait et Arvan se dit qu'ils devaient ensemble avant la détonation. Il farfouilla alentour et le trouva couché une peu plus loin, le regard vitreux, mais surtout un éclat fiché dans l'abdomen. Il retourna donc auprès de sa collègue pour lui annoncer la nouvelle. Puis il resta accroupi à ses côtés, incapable de faire quoi que ce fût, paralysé par le choix qui s'offrait à lui. S'il ne faisait rien, elle allait vraisemblablement mourir d'une hémorragie. Mais s'il déplaçait les débris, le résultat risquait d'être le même. Et il était trop fatigué pour arriver à se décider. Il appela à l'aide, mais il y avait tant à faire que personne ne lui répondit. Il demeura donc planté alors qu'elle délirait : je ne lui ai pas dit, ne cessait-elle de répéter.

Alors qu'Arvan expliquait les événements de la nuit à Traeger dans la cuisine, la voisine n'en perdait pas une miette, suivant la conversation plaquée contre le mur. Le petit garçon ne réalisait pas les implications de tout cela et les explications du jeune infirmier ne semblaient pas l'éclairer. Pour lui, la mort était encore une notion très abstraite. Il avait demandé plusieurs fois quand ses parents rentreraient à la maison. Epuisé, Borodino n'avait plus la patience nécessaire pour s'occuper du gamin. Alors, lorsque Vela Muler lui proposa, toute miéleuse, d'accompagner le petit chez lui pour qu'il récupère quelques affaires permettant au militaire d'aller enfin se coucher, il saisit l'occasion sans se méfier. Il lui confia donc l'enfant et le passe de l'appartement des Aigloni.

Le jour même, Vela Muler y transféra certaines de ses affaires et se rendit en urgence au Bureau des Personnels Attachés Civils pour demander le droit de garde pour Traeger. Faute de mieux, les instances ascents lui accordèrent officiellement quelques décades plus tard le statut de tuteur et lui attribuèrent l'ancien logement familial et tout l'équipement allant avec. Petit à petit, elle se débarassa des affaires des Aigloni dont elle n'avait pas besoin. Dans ce remue-ménage, Traeger ne put sauver que sa maquette du Pacificateur et une écharpe de sa mère, derniers vestiges d'un endroit qui lui paraissait désormais étranger. Une fois que personne ne trouva plus rien à dire, la vieille acheva son oeuvre en déposant le fils Aigloni et quelques vêtements au Service des Orphelins et Pupilles de l'Armée.